Du cep au pressoir : Secrets d’une vendange alsacienne préservée

3 novembre 2025

Le défi de l’intégrité : pourquoi la qualité du raisin se joue aussi entre la vigne et le chai

Chaque millésime révèle à quel point le chemin du raisin, sitôt cueilli puis avant d’être pressuré ou foulé, est un maillon déterminant dans la chaîne de la qualité. La préservation de son intégrité implique une attention constante, des gestes précis, une logistique millimétrée. Dans la pratique biologique et biodynamique, ce défi s’intensifie : là où l’on renonce à tout artifice pour "corriger" la vendange, il n’existe pas de filet de sécurité. En Alsace, où les terroirs varient à quelques mètres près et où la météo commande souvent la cadence, les stratégies pour préserver la qualité du raisin sont à la fois pragmatiques, inventives et infusées d’expériences transmises de génération en génération.

La vendange, première clé : choisir le moment idéal

Tout commence par le choix de la date de récolte. En viticulture biologique, l’observation est reine. On traque la maturité phénolique, mais aussi l’équilibre acidité/sucre, la résistance des baies à la pression entre les doigts. Un raisin cueilli trop tôt manquera d’expression, trop tard il sera fragile, vulnérable à la botrytis ou à l’éclatement.

  • Récolte manuelle ou mécanique ? En bio, la cueillette manuelle prévaut largement (plus de 90 % des domaines alsaciens bios favorisent cette méthode, selon l’Association Viticulteurs d’Alsace Biologiques). Cette technique permet de mieux sélectionner les grappes, d’éviter d’abîmer les baies et surtout d’intervenir rapidement en cas de météo capricieuse.
  • Température ambiante : La vendange s’effectue souvent aux premières heures du matin, pour éviter la montée en température des baies. Un raisin cueilli à 10°C au lever du jour garde intacte sa fraîcheur, ses précurseurs d’arômes et sa vivacité (source : IFV).

L’art du transport : entre rapidité et douceur

La distance entre la parcelle et le chai est parfois sous-estimée. Pourtant, chaque minute compte. Lors des fortes chaleurs, en 2022 par exemple, où certaines journées dépassaient les 35°C au pied des Vosges, les raisins amassés dans les cagettes chauffaient à vue d’œil, risquant de déclencher des début de fermentation spontanée (source : FranceAgriMer).

  • Petits contenants : Les caisses ajourées, ne dépassant pas 15-20 kg, permettent d’éviter l’écrasement des baies sous leur propre poids. Par contraste, les bennes volumineuses exposent les raisins du fond à la compaction, libérant des jus qui peuvent oxyder rapidement.
  • Transport en remorque réfrigérée : Pratique peu répandue en Alsace mais en augmentation depuis les récents épisodes de canicule, elle permet de maîtriser les départs de fermentation indésirés, notamment pour les cuvées haut de gamme (ex : Domaine Zind-Humbrecht ; source : Revue des Vins de France).
  • Vitesse et organisation : Une équipe bien rôdée permet d’acheminer les raisins au chai en 20 à 30 minutes maximum, évitant les échauffements et les tassements.

Anecdotes de vignoble : la météo, la main humaine et l’imprévu

En 2019, un orage imprévu avait surpris une partie des vendangeurs à Mittelbergheim. Les grappes, cueillies juste avant l’averse, avaient été évacuées d’urgence dans des caisses couvrant la moitié de la capacité habituelle. Résultat : moins d’écrasement et des jus plus purs à l’arrivée. Ce genre de micro-événement rappelle que même avec une parfaite organisation, la vigilance de l’équipe prime.

  • En cas de forte pluie, il vaut mieux suspendre la vendange : la baie se gorge d’eau, dilue ses arômes et les peaux se fragilisent.
  • L’humidité extérieure augmente les risques de botrytis (pourriture noble ou grise). La rapidité de l’acheminement devient alors fondamentale, car le champignon continue d’évoluer même après la cueillette.

Le tri, ou l’art de l’exigence à la réception

Au chai, une étape clé s’engage : le tri, qui permet d’écarter les baies abîmées, desséchées, ou porteuses de pourriture non souhaitée. Selon une enquête menée en 2021 par l’IFV, "un tri précis permet de réduire de 60 % la charge microbienne apportée au cuvier". Plusieurs techniques sont utilisées :

  1. Tri manuel sur table : Les grappes passent devant des yeux experts. Les grappillons secs ou pourris, les feuilles et les fragments de rafles sont enlevés à la main. Ce procédé offre la plus grande précision, mais exige du temps et de la main-d’œuvre.
  2. Table vibrante : Les baies roulent sur une surface qui vibre légèrement, permettant d’éliminer mécaniquement les débris végétaux.
  3. Tri optique (encore rare en Alsace) : Utilisé surtout chez les grands producteurs ou pour les vins de très haute gamme, ce dispositif analyse les baies par caméra, écartant automatiquement celles qui ne répondent pas aux critères de couleur, taille ou intégrité.

Les risques entre la vigne et le chai

Entre la coupe et le pressurage, le raisin est extrêmement vulnérable. Plusieurs dangers guettent :

  • L’oxydation : Dès que la peau du raisin est rompue, les composés aromatiques et les précurseurs de couleur peuvent s’altérer en une demi-heure, notamment pour le Gewurztraminer ou le Pinot Gris.
  • La fermentation spontanée : Sous l’effet de la chaleur, les levures indigènes installées sur la pruine peuvent démarrer une fermentation en cagette ou benne – ce qui compromet la maîtrise de la vinification.
  • Les contaminations croisées : Un matériel mal nettoyé, ou un contact prolongé avec les feuilles, augmente le risque d’apport de bactéries ou de champignons indésirables.

Une étude de la Chambre d’Agriculture d’Alsace (2020) a montré que la perte de fraîcheur des moûts pouvait dépasser 0,5 g/L d’acide malique dès lors que les raisins restaient plus de 3h exposés à la chaleur (>25°C) entre la vigne et le pressoir.

Stratégies innovantes pour préserver la qualité

Les domaines pionniers alsaciens multiplient les essais pour limiter les pertes et préserver la typicité du terroir :

  • Emploi de gaz inertes (CO2 ou azote) : Nacrer les baies d’un voile gazeux à la réception permet d’éviter l’oxydation, en "chassant" l’oxygène de l’environnement immédiat du raisin.
  • Presse à cage fermée : De plus en plus appréciée, elle permet d’introduire directement les grappes dans le pressoir, sans phase de stockage, évitant ainsi ruptures de la chaîne du froid ou oxydation prématurée.
  • Station mobile de pressurage : Certaines coopératives expérimentent des unités mobiles, qui limitent considérablement le temps entre la coupe et le pressurage, surtout sur de grandes parcelles éloignées du chai.

La main invisible de l’humain : synchronisation et anticipation

Au-delà des outils, la réussite dépend surtout d’une préparation en amont :

  1. La formation de l’équipe : Les vendangeurs sont souvent briefés dès le matin sur la configuration de la parcelle, les points de collecte, le type de récolte ciblée (cuvée parcellaire, crémant, sélection de grains nobles…).
  2. La communication constante : Entre la parcelle et la cave, le dialogue doit être permanent. Une vendange étalée sur la journée nécessite d’ajuster en temps réel la cadence du tri, la préparation des pressoirs, la disponibilité de la main-d’œuvre au chai.
  3. L’adaptation aux imprévus : Si la pluie arrive plus tôt, ou une température monte plus vite que prévu, il faut savoir réorganiser la rotation des transports, voire modifier l’ordre de récolte des parcelles.

Des chiffres qui parlent : les pertes évitées, la qualité gagnée

  • Selon l’Office International de la Vigne et du Vin (OIV), en zone tempérée, des pertes de rendement de 2 à 5 % peuvent être évitées grâce à une logistique optimisée entre la vigne et la cuverie, principalement sous forme de moûts oxydés ou de jus partis en fermentation.
  • Une étude menée par l’IFV en 2021 sur 30 domaines alsaciens a montré que les raisins transportés en caisse ajourée à moins de 20 kg présentaient, à l’arrivée au chai, 35 % de jus libre en moins dans le fond des caisses par rapport aux bennes classiques.
  • Un raisin cueilli à une température de 10°C puis pressuré dans les deux heures après la coupe favorise le maintien de la fraîcheur aromatique et diminue les besoins en soufre de 20 à 30 % lors de la vinification (Revue des Œnologues, n°184).

Au fil des millésimes : l’importance d’observer et de s’ajuster

Préserver la qualité du raisin entre la vigne et le chai, c’est d’abord un art d’équilibre, fait de décisions prises à la minute près, d’attentions portées au vivant, aux gestes, aux outils, à la cadence… et à l’humain.

L’Alsace, forte de ses terroirs morcelés et de ses microclimats, est un formidable terrain d’expérimentation où chaque détail peut faire la différence. Si les techniques peuvent s’apprendre, la vigilance et l’anticipation restent irremplaçables. Années chaudes, automnes pluvieux ou vendanges précoces : chaque période rappelle que la nature ne s’impose jamais tout à fait aux plans humains.

Ce sont cette capacité d’adaptation, cette exigence au quotidien, qui garantissent, millésime après millésime, des raisins intègres, porteurs de la promesse du vin à venir — et de respect de ce que la vigne, la terre et le climat ont offert de meilleur.

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