Travailler le sol sans nuire à sa vie microbienne : quels outils pour une viticulture durable ?

9 octobre 2025

Quand chaque geste laisse une empreinte : l’importance du sol vivant

Un sol agricole compte parfois jusqu’à 1 milliard d’organismes vivants par gramme de terre – bactéries, champignons, vers, collemboles, actinobactéries... (source : INRAE). Cette vie souterraine façonne la fertilité du sol, la structure grumeleuse si précieuse en climat de pluies soudaines, mais aussi la capacité de la vigne à nourrir ses racines et à résister aux stress. Travailler le sol, c’est donc bien plus que le “nettoyer” ou “l’assouplir” : chaque passage d’outil est un compromis entre maîtrise de l’enherbement, réduction du tassement et maintien de cet équilibre biologique fragile.

L’enjeu : intervenir, mais avec retenue

Travailler un sol, même ponctuellement et même avec délicatesse, c’est toujours perturber un équilibre. La littérature scientifique l’a amplement démontré : moins un sol est perturbé mécaniquement, plus il est riche en mycorhizes, bactéries libres, nématodes et macrofaune (INRAE – “Les sols vivants”, 2020).

Pourtant, en Alsace comme ailleurs, le passage d’outils permet souvent :

  • De maîtriser les herbes concurrentes sans herbicides chimiques ;
  • D’aérer la couche supérieure pour améliorer pénétration de l’eau et oxygénation ;
  • De casser une croûte de battance ou un feutrage racinaire excessif.

L’enjeu est donc de faire le moins possible, mais le mieux possible. D’où la question : quels outils privilégier ?

Mécaniser sans traumatiser : familles d’outils à privilégier

Le choix du passage superficiel : pourquoi aller en douceur ?

La plupart des racines actives de la vigne et la très grande majorité de la biomasse microbienne du sol résident dans les 10 premiers centimètres (source : OIV, “Sols viticoles et biodiversité”, 2022). Les outils qui décompactent ou découpent profondément réduisent souvent cette vie à néant pour des semaines (déclin des hydrolases, coupure des réseaux de mycorhizes).

  • Les lames souterraines (type “lame interceps” ou “Lame de Bonnel”) : Ces outils tranchent le sol entre les rangs sur une épaisseur de 2 à 6 cm, découpant les herbes sans retourner la terre. Leur impact microbien est faible, surtout si l’on limite la vitesse et la fréquence des passages.
  • Les bineuses à doigts (ou “roues de doigts”) : Ces éléments souples désherbent très localement autour du cep, limitant le dérangement du sol entre chaque pied. Précieux sur les jeunes plantations ou les sols argilo-calcaires fragiles.

Agriculture régénératrice et viticulture : importance des outils scalpeurs

Le scalpage consiste à couper les “mauvaises herbes” en surface (< 4 cm de profondeur), tout en limitant le bouleversement du profil du sol. Le but : préserver les galeries de lombrics, limiter la minéralisation excessive du carbone organique, favoriser le redémarrage des légumineuses et adventices utiles.

  • Les lames scalpeuses, montées sur des porte-outils ou robots, s’avèrent moins destructrices que la herse rotative ou le labour traditionnel.

Selon une étude menée par l’IFV en 2019 sur les vignobles bio alsaciens, on constate que le passage d’un outil scalpeur n’entraîne qu’une baisse de 10 à 15% de la biomasse microbienne contre 45 à 70% après passage d’une charrue à socs.

Outils à utiliser avec précaution

  • Herses rotatives et rotavators : Ces machines très courantes fragmentent en profondeur, mais “battent” la terre et la rendent très sensible à la battance et à l’érosion ultérieure. Effet négatif marqué sur la diversité bactérienne du sol (référence : “Effet du travail mécanique sur la diversité microbienne”, Revue Agronomy for Sustainable Development, 2021).
  • Charrues classiques : Le labour inverse les horizons du sol et expose la vie microbienne aérobienne à la sécheresse et aux UV. Il s’agit de l’intervention la plus délétère pour la faune épigée comme pour la microfaune.

En Alsace, une statistique frappante issue du Réseau Dephy : en viticultures bio, le labour profond n’est mobilisé que sur 5 à 7% des surfaces en moyenne, souvent réservé aux situations extrêmes (restructuration, vigne ancienne à replanter, etc.).

Les alternatives mécaniques : focus sur les outils innovants et combinés

Les interceps et l’avènement de la modulation sur rang

L’arrivée de l’intercep hydraulique dans les années 90 a été un tournant en Alsace. Cet outil s’efface au contact du cep, préservant la souche et ne creusant que quelques centimètres sous la surface. Les versions récentes couplées à des capteurs de pression permettent d’ajuster la profondeur et la vitesse au microrelief – limitez ainsi le tassement et la “morsure” excessive du sol.

Les outils combinés : lame + herse peigne

Il existe désormais de plus en plus d’outils adaptés à l’enherbement maîtrisé. On combine par exemple une lame scalpeuse devant (pour couper l’herbe) et une herse peigne derrière (pour redresser les racines coupées, aérer légèrement la surface, sans trouer toute la vie du sol). Ce type de matériel, plébiscité par les groupements GAB d’Alsace, permet d’intervenir en un seul passage, réduisant le temps, la consommation de diesel, et les blessures subies par les micro-organismes.

Le passage des roues : limiter le tassement, l’ennemi invisible

On ne le dira jamais assez : plus que l’arrachage des herbes, c’est le tassement causé par les outils trop lourds qui tue durablement la dynamique des sols. Le REMA (Réseau Érosion Marches Agronomiques) a ainsi montré qu’un passage répété de tracteurs de plus de 4 t/essieu divise par deux l’abondance de vers de terre au bout de 5 ans en vigne.

  • Préférer du matériel léger (tracteurs enjambeurs, microtracteurs).
  • Travailler sur sol ressuyé et jamais sur sol gorgé d’eau : les micro-agrégats restent intacts, l’activité microbienne est maintenue.
  • Si possible, utiliser des pneus basse pression ou des chenilles pour répartir le poids.

Réduire la fréquence d’intervention : l’allié n°1 de la biodiversité

  • Dès que l’on adopte un enherbement partiel ou total maîtrisé, et que l’on tolère un certain “désordre” (herbes basses sous le rang, paillis organiques), on peut réduire la fréquence des interventions mécaniques. Résultat : la vie bactérienne et fongique reprend ses droits, la structure grumeleuse s’améliore d’elle-même.
  • Certaines exploitations alsaciennes ne passent plus qu’une à deux fois par an sous le rang, contre six à huit interventions “classiques” il y a encore 20 ans (source : CIVC – Comité Interprofessionnel du Vin d’Alsace).

Mieux vaut prévenir que guérir : observer, tester, adapter

  • Observation terrain : Creuser une fosse pédologique, compter les vers, mesurer l’humidité et la porosité du sol avant intervention. Les laboratoires d’agronomie alsaciens proposent désormais des kits de suivi du microbiome du sol, accessibles aux groupements de producteurs.
  • Tester les outils : Ne pas hésiter à tester sur petites surfaces différents passages, profondeurs, vitesses. Quelques essais permettent de repérer immédiatement l’effet sur le sol et l’enherbement sans risquer de dégâts irréversibles.

Une question permanente d’équilibre

Le choix des outils pour travailler le sol en viticulture bio alsacienne ne relève jamais d’une recette toute faite. C’est un dialogue permanent entre la plante, le terroir, le millésime, et l’observation quotidienne. Les évolutions techniques, depuis les premières lames interceps jusqu’aux systèmes embarquant capteurs et robots autonomes, prouvent que protéger la vie microbienne du sol n’est plus une utopie mais bien un objectif atteignable.

La richesse du sol alsacien – sa capacité à porter des vins d’une grande finesse, marqués par leur origine – dépendra demain de la façon dont on saura marier inventivité et respect du vivant. L’enherbement, la réduction du passage d’outils, l’adoption d’outils “doux” et la lutte contre le tassement ne sont pas de simples ajustements : ce sont les clefs d’un terroir vivant, aujourd’hui et pour longtemps.

Pour aller plus loin :

  • INRAE, “Les sols vivants.”
  • IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin), “Guide des pratiques culturales à bas intrants.”
  • Réseau Dephy Alsace.
  • OIV, “Sols viticoles et biodiversité”.
  • CIVC, “Pratiques viticoles alternatives en Alsace.”
  • Agronomy for Sustainable Development, 2021 : Effet du travail mécanique sur la diversité microbienne.

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